Il est échu à peu de poètes — à Aimé Césaire, à des poètes russes —, plus largement à peu d’artistes, d’influer, par le seul pouvoir de leur création, sur l’histoire d’un peuple et sur sa sensibilité. C’est ce qui, pourtant, advint à Lounès Matoub, poète-chanteur de langue kabyle, acteur important de la vie culturelle et politique en Kabylie, et en Algérie, du début des années 80 à son assassinat par un groupe d’une dizaine d’hommes, le 25 juin 1998. Auteur-compositeur d’une quarantaine de disques en vingt-ans ans de carrière, d’au moins 250 œuvres, le parcours de Lounès Matoub est inséparable de l’histoire de la Kabylie, plus largement de celle de l’Algérie et plus largement encore de l’histoire de l’Afrique du Nord.
Né en janvier 1956, pendant que gronde le feu de la guerre, Lounès Matoub grandit dans un environnement principalement féminin. Le père est absent, immigré en France. II est entouré de sa grand-mère, de sa mère, puis de sa sœur. Sous l’autorité du grand-père, la famille se met au service du nouveau-né. L’arrivée de ce garçon vient apaiser la crainte de ses grands-parents et de ses parents de mourir sans postérité.

Lounès Matoub avec sa mère Aldjia, et sa soeur Malika
Aldjia Matoub, la mère, est, pour le jeune Lounès, le premier repère en ce qui concerne le chant. Le timbre vocal, si particulier, du grand interprète doit probablement beaucoup à l’émotion et aux inflexions propres au chant féminin, en particulier au chant et à la voix de sa mère. Outre l’influence de cette dernière, dont le talent avait bercé plusieurs fêtes dans son village, Lounès devait aussi suivre l’exemple de deux de ses oncles, aussi bien du côté maternel que paternel. L’un était poète et l’autre chanteur. L’influence décisive viendra d’un artiste chanteur du village Tawrirt Moussa. Lounès Ladjadj, dit Tiloua, marqua l’enfance et l’adolescence de Lounès Matoub.
Pour l’artiste, en dehors du fait que cette période se confondait avec la découverte progressive d’une vocation, elle s’accompagnait aussi de la découverte des interdits et de leur transgression. Adolescent, il organise une grève et fait défiler ses camarades en déclamant des citations de Germinal d’Émile Zola. Il est expulsé de plusieurs lycées, dont au moins une fois pour son militantisme amaziɣiste. Cette inclination pour perturber l’ordre social avait aussi son revers déplorable. Encore adolescent, à la suite d’un conflit avec un de ses amis, il blesse celui-ci d’une lame de rasoir. Arrêté pour cet acte, après avoir manqué de respect au juge, il est emprisonné pendant un mois au milieu de criminels aguerris. Heureusement pour lui, sa passion pour le chant et la poésie fera son salut.

Lounès Matoub pendant son service militaire, 1975-1977
En 1975, il devance l’appel et fait son service militaire, qui durera jusqu’en 1977. Il va vivre de façon douloureuse cette expérience. En plus de l’aversion anti-kabyle que ses camarades et lui subissent, le jeune homme est pris dans le conflit qui oppose le Maroc et l’Algérie à propos du Sahara Occidental. Il abordera ce conflit, de façon critique, dans plusieurs de ses œuvres.
Alors qu’il n’est pas encore rendu à la vie civile, il participe à une émission de radio dans laquelle il interprète plusieurs titres, évidemment encore inédits. Des enregistrements amateurs de l’année 1977 permettent de se rendre compte du niveau artistique du jeune Lounès. Si son jeu du mandole est encore imprécis, le chanteur surprend par la souplesse et la virtuosité de sa voix.
Après son service militaire, Lounès Matoub va occuper de rares emplois durant lesquels il écrit des poèmes. Il décide de s’engager de façon énergique dans la poésie et la musique. Il a acquis une petite notoriété dans sa région. Mais il sait que c’est à Paris que le destin des artistes se joue.

Lounès Matoub à Annemasse, en juin 1978.
Au début de l’année 1978, Lounès Matoub est arrivé à Annemasse en Haute-Savoie. Il y retrouve notamment des gens de son village. Il se rend ensuite à Paris : le succès de ses prestations dans plusieurs cafés kabyles l’encourage. Grâce à l’un de ses amis, il fait surtout la rencontre capitale du célèbre chanteur Idir, qui vient de réaliser un succès international avec son titre « A vava-inu-va ». Il a surtout réalisé un album qui, tant par la qualité de ses mélodies, de ses textes de poésie que par la finesse des arrangements, est immédiatement devenu une œuvre de référence.
Dans le courant de l’année 1978, grâce à la petite maison de production Azwaw, codirigée par Idir, Lounès Matoub enregistre son premier disque. Les arrangements sont encore tâtonnants, mais l’originalité des mélodies, des textes et de la voix de Lounès Matoub, si reconnaissable entre toutes, constitue un augure favorable. Une nouvelle page de la vie du jeune chanteur, ainsi qu’une nouvelle page de la culture et de la société kabyle, commencent de s’écrire.

De gauche à droite, Youcef Zighoud, Abane Ramdane, Larbi Ben M’Hidi, Krim Belkacem et Amar Ouamrane, au Congrès de la Soumam, qui s’est tenue entre le 13 et 20 août 1956.
Entre 1978 et 1980, Lounès Matoub va enregistrer une dizaine de disques. Il améliore rapidement sa maitrise de la musique et des techniques de prise de son. Ses textes deviennent plus complexes, plus profonds. Les poèmes liés à l’histoire, en particulier à la Guerre d’Algérie, s’efforcent de porter un regard de plus en plus critique sur ce qui était donné comme une épopée sans tâche. Il en est ainsi des œuvres qu’il consacre à l’assassinat d’Abane Ramdane, de Krim Belkacem ou encore de Mohamed Khider. Lounès Matoub est aussi le premier artiste connu à évoquer la révolte de 1963, comme il est le premier à évoquer des grandes figures du combat amaziɣiste, comme Ali Laïmeche. Il va progressivement s’entourer de musiciens qui vont lui permettre d’accéder à un autre statut artistique. C’est le cas du travail effectué par le joueur de banjo, Sid Ali, sur les disques « A lḥif yuran » et « Ad-ttwalliɣ ». Il en sera de même avec le guitariste Farid Kazem avec qui il enregistrera deux disques en 1981. Les progrès réalisés entre 1978 et 1980 sont remarquables sur le plan des textes comme sur le plan musical.

L’anthropologue Mouloud Mammeri.
Avril 1980. Après l’interdiction, survenue le 10 mars, d’une conférence sur la poésie kabyle que devait prononcer Mouloud Mammeri, un mouvement de protestation allant croissant va s’organiser en Kabylie et même à Alger, ville dans laquelle se trouvent beaucoup de de Kabyles. C’est le déclenchement du Printemps Berbère.
Lounès Matoub est alors à Paris. Il participe aux manifestations qui y sont organisées devant l’ambassade d’Algérie ou à la Place du Trocadéro. Malgré la peur que les services algériens font régner dans l’immigration, le poète contribue à des collages d’affiches appelant à manifester. Selon le célèbre résistant et co-fondateur du FFS, Si-Lhafidh, Lounès Matoub propose même d’occuper l’ambassade d’Algérie à Paris.

Lounès Matoub en tenue militaire sur la scène de l’Olympia, le 10 mai 1980.
Cet événement historique précède de quelques semaines un autre événement important dans la carrière de Lounès Matoub. Grâce à Idir, il avait pu chanter à la Mutualité parmi d’autres artistes. Mais, le 10 mai 1980, il va se produire sur son seul nom, dans la célèbre salle de l’Olympia. Il arrive sur scène en uniforme militaire. C’est pour lui un signe de solidairité avec la révolte kabyle. Le spectacle est placé sous le signe du printemps kabyle. L’artiste fait observer une minute de silence par rapport aux événements de sa partie. En effet, des rumeurs se répandent, selon lesquelles il y aurait eu de nombreux morts. Outre une captation du spectacle et la parution du disque, très réussi, « A Ttwalliɣ », quelques semaines avant le printemps amaziɣ, la créativité de Lounès Matoub est à son point le plus haut. Comme nous le montrent des enregistrements amateurs de cette période, il écrit et compose des dizaines d’œuvres, dont certaines encore inédites.
Il faut ajouter que, le 21 juin 1980, Lounès Matoub participe à une grande manifestation organisée à la Bourse du travail pour soutenir les détenus politiques.
Le disque suivant, « Sslavitt ay aveḥri », sorti en 1981, à l’exception d’un poème sur deuil, est consacré aux événements du Printemps amaziɣ. On y trouve quelques-unes parmi les interprétations les plus réussies de la carrière de Lounès Matoub. En plus de la grande maîtrise de la musique et des textes, la voix de Lounès Matoub s’affirme dans toute sa jeunesse et sa virtuosité dans des titres comme « Adrar n At-Yiraten » ou « Ḍeffreɣ-k s wallen-iw ».

Jaquette de l’album « A Ttwalliɣ » (1980), montrant Lounès Matoub sauvant Tamazight (la berberité) personnifiée
Les disques suivants constituent des approfondissements de toutes les qualités artistiques de Lounès Matoub. Il y a d’abord un album qui va vers une esthétique de l’épure, « Tirgin ». L’orchestration se limite cette fois à la derbouka excellemment jouée par Rabah Khalfa, l’avendayer et le mandole. Lounès Matoub va particulièrement mettre sa voix en valeur dans des chefs-d’œuvre comme « Tirgin », dans « Assa tesseid mmi-im a lxir », mélodie superbe et voix soutenue par une sobriété et une technique exceptionnelles ; ou encore « Ameḥvus-iw » dans lequel on retrouve l’inclination de l’artiste pour la technique et l’émotion du chant féminin. Ce dernier texte et « Tirgin » sont particulièrement significatifs en termes d’originalité politique. Le poète affirme sa solidarité avec les prisonniers politiques berbéristes, en particulier Moh-Smaïl Medjber et Mohand Haroun, dans l’un. Dans l’autre, tout en dénonçant les crimes politiques, il profère des critiques sévères à l’égard de certains opposants. Cette attitude allait lui coûter cher quelques années après.

Le chanteur et poète Slimane Azem.
Un drame survient le jour de ses fiançailles avec sa première épouse, Djamila Moula. Le 28 janvier 1983, le grand artiste Slimane Azem décède à l’âge de 64 ans. Lounès Matoub avait la plus grande admiration pour lui. Il reporte ses fiançailles. Quelques mois après, paraît « Tamsalt n Sliman », album hommage à l’artiste récemment disparu. C’est une nouvelle réussite artistique. Dans ce disque, Lounès Matoub manifeste, encore une fois, sa virtuosité et son originalité artistique et littéraire.
Le printemps 1984 voit la sortie de « A tarwa n lḥif », cas unique dans la carrière de l’artiste. Cette fois, il a fait appel à son ami Omar Megueni, ancien guitariste, co-arrangeur de certains titres d’Idir, et, surtout, artiste maîtrisant la musique classique occidentale. Ainsi, une flute traversière, un aubois et un quatuor sont intégrés à quelques titres du disque. « Assa Ajjazayri » et « Monsieur le Président » sont illustratifs de l’effort de Lounès Matoub pour explorer de nouveaux horizons musicaux.
Après un tel travail, il revient à un style musicalement épuré. C’est le cas en 1985 de « Dda-Ḥamou ». Cette fois, la guitare sèche remplace le mandole. Ses sonorités claires et précises épousent très bien l’excellent travail réalisé au plan rythmique, grâce à Rabah Khalfa, sur des titres comme « Zehṛi-iw », « Qellev lemtel-im » ou encore « Lgira n Skandrya ». Ce dernier titre est une très belle reprise d’une œuvre traditionnelle, transposée dans le contexte de l’enroulement des soldats algériens, ici un soldat kabyle, dans l’un des conflits qui a opposé l’Égypte à Israël. L’ouvrage poétique est une nouvelle fois très riche. On peut ici, à titre d’exemple, parler des poèmes de révolte métaphysique comme « Aṭṭan n mm-i ».
Cette même année 1985 est importante dans l’histoire de la Kabylie et plus généralement de l’Algérie.

Article du quotidien français Libération de 1985, mettant en concurrence la modération attribuée à Aït Maguellet contre « l’extrémisme d’un Matoub Lounès qui propose carrément, entre deux accords de guitare, de jeter les Arabes à la mer. »
Libération met en concurrence la modération attribuée au premier contre ce que la journaliste autrice de l’article appelle « l’extrémisme d’un Matoub Lounes qui propose carrément, entre deux accords de guitare, de jeter les Arabes à la mer. » Cette attaque polémique, désignant Lounès Matoub à la vindicte, de plus dans un journal français très influent, annonce des rumeurs infamantes qui vont tenter de nuire à l’honneur de l’artiste.
Le 16 décembre 1985, une Proclamation pour l’instauration de la Démocratie en Algérie est signée à Londres entre, d’une part, Hocine Aït-Ahmed pour le FFS et, d’autre part, pour le MDA, l’ancien Président de la République algérienne, ancien geôlier d’Aït-Ahmed et, de 1963 à 1965, ancien bourreau de la Kabylie, Ahmed Ben-Bella.
Lounès Matoub dénonce cette alliance choquante pour les milliers de familles kabyles touchées par la répression de 1963-1965. Quelque temps après, le poète-chanteur devient l’objet d’accusations graves. Divers acteurs culturels et politiques sont inquiétés ou, comme nous l’avons relevé, arrêtés à la même époque ; or, Lounès Matoub, le plus virulent de tous, est laissé en liberté. Certains vont prétendre qu’il travaillerait pour les services secrets. Même si l’ensemble des Kabyles n’a pas accordé foi à ces incriminations propagées sous forme de rumeurs, peut-être par un parti de l’opposition, cette expérience laisse Lounès Matoub meurtri, en désarroi et le fera longtemps souffrir.

Extrait de la page finale de la Proclamation pour l’instauration de la Démocratie en Algérie.
Il répond à ses diffamateurs dans son nouvel album, « Les deux compères ». Il va y exacerber son esprit de révolte. Outre des textes de circonstance sur l’alliance entre Aït-Ahmed et Ben-Bella, Lounès Matoub, encore une fois, produit des chants qui sont aujourd’hui considérés comme de véritables chefs-d’œuvre. « À mes frères » est notamment exceptionnel par l’intensité et la virtuosité vocale de son prélude. « Ul-iw gzem-it », texte à la tonalité baudelairienne, tout à la fois masochiste et sadique, est très apprécié non seulement pour son texte, mais aussi pour la mélodie qui le porte et son interprétation.
Il ne faut pas oublier que c’est aussi à la même période que l’impulsivité de Lounès Matoub va, encore une fois, lui causer des dommages. À la suite d’un conflit avec un de ses producteurs, il se trouve engagé dans une bagarre très périlleuse. Dans son autobiographie « Rebelle », ce combat est décrit comme la lutte archaïque de deux gladiateurs. Lounès Matoub touche son adversaire à l’abdomen, qui s’écroule. L’artiste sera détenu pendant plusieurs semaines à la prison de la Santé.
Il évoquera cette expérience dans son disque de 1987, « Tissirt n ndamma ». Il y rendra également hommage aux prisonniers politiques. Sur le plan musical, il fait un retour vers le chemin entamé par « A Lḥif yuran », autrement dit, vers la musique algéroise kabylisée. Grâce au soutien très talentueux du banjo, tenu par le virtuose Hamid Lakrib, à la mise en valeur du violon, à la finesse des arrangements et à la souplesse de sa voix sur des titres comme « Udem n Lezzayer », « Tissirt n ndamma », « Taddart-a », « Sseḥ-sev » et « Dayen iduv ṛṛuḥ », le disque est une très grande réussite. Les deux œuvres suivantes sont composées dans le fil de cet album. « Tidett yeffren », en partie hommage au grand artiste Slimane Azem, offre de nouveaux chefs-d’œuvre comme « Uzu n tayri », « Igiru n lkif » et « Tidett yeffren », reprise-collage de trois titres dont deux de Slimane Azem et un autre de Cheikh Lhesanoui. Lorsque Cheikh Arav Bouyezgaren décède en avril 1988, Lounès lui rend

Cheikh el Hesnaoui, une inspiration centrale dans l’ouvre de Lounès Matoub.
aussitôt hommage en reprenant deux mélodies dans nouveau disque. Un titre en particulier, le très beau « Avrid ireglen » est comme prémonitoire du drame qui va bouleverser à jamais la vie du poète. C’est un événement qui, au prix de son sang et de son corps, va permettre à Lounès Matoub de laver son honneur de l’infamie et produire une situation rare : la rencontre du mythe et de l’histoire. « Le sang du poète nourrit la terre », dira Lounès Matoub dans l’un de ses poèmes inédits.
Nous sommes dans le contexte du soulèvement qui agite Alger en octobre 1988. Alors que les assassinats de manifestants par l’armée s’accumulent, Lounès Matoub aide deux étudiants, Masin Ferkal et le regretté Mehdi Siam, à distribuer un tract dans lequel les Kabyles sont appelés à faire une grève générale en soutien aux Algérois. Ils se déplacent dans la voiture de l’artiste. Ils sont repérés et poursuivi par deux gendarmes, avant d’être forcés à l’arrêt et d’être mis en état d’arrestation. Lounès Matoub est évidemment reconnu. Un des deux militaires tire à bout portant sur Lounès Matoub. Cinq balles de kalachnikov lui déchirent le corps. Il subira une amputation de quatre centimètres

L’actrice Isabelle Adjani rend visite à Lounès Matoub, à l’hôpital Beaujon, en 1989.
de sa jambe droite, subira une quinzaine d’opérations chirurgicales, ses organes internes sont en dysfonctionnement. Il est hospitalisé à Michli, Tizi-Ouzou et Alger, avant d’être finalement transféré en France. Pendant six mois, il est soigné à l’hôpital Beaujon de Clichy. Lounès Matoub reçoit la visite de responsables internationaux dédiés à la défense des droits humains, celle aussi de l’actrice Isabelle Adjani.
Malgré des souffrances physiques qui ont altéré sa respiration et sa voix, il trouvera l’énergie de revenir au chant et de publier, durant l’été 1989, un nouvel album : « L’Ironie du sort ». Sans surprise, le disque contient de très nombreux chefs-d’œuvre.
Le mythe de Lounès Matoub s’installe de façon définitive. Toutefois, les épreuves que le poète va affronter sont bien loin de s’achever. Bien au contraire, le destin s’acharnera contre lui jusqu’au péril ultime et insurmontable.

Lounès Matoub porté par la foule à Alger, le 25 Janvier 1990.
Le 25 janvier 1990, des centaines de milliers de personnes manifestent pour la défense de la culture amaziɣ. Symbole de ce combat, Lounès Matoub, est choisi par le Mouvement Culturel Berbère pour déposer à l’Assemblée nationale la plateforme de ses revendications.
Pourtant, ce mouvement, jusque-là unificateur, va connaître une divison préjudiciable au combat amaziɣ. Le 20 avril 1990, Lounès Matoub sera un des acteurs qui mettront en lumière les conflits partisant qui déchirent le MCB. La déclaration de l’artiste entraîne une controverse qui le conduit, quelques semaines, après à mettre à l’épreuve sa popularité devant des milliers de spectateurs dans la région de Vgayet. Rassuré par l’amour que son public lui porte, il va subir une nouvelle épreuve qui le ménera au bord de la tombe. En août 1990, un conflit de voisinage manque de lui coûter la vie.

Lounès Matoub et sa femme, Sadia.
Alors que l’altercation qui l’oppose à ce voisin s’est envenimée, la gendramerie conduit Lounès Matoub et son adversaire à leur poste. Il est poignardé, dans l’enceinte de la gendarmerie, au bas du dos par un membre de la famille avec laquelle il est en conflit. Cet acte va entraîner des problèmes extrêment menaçants non seulement pour sa santé, mais encore pour sa vie. Un abcès se forme qui est sur le point de contaminer l’organisme du poète. De peur des conséquences, les médecins consultés refusent d’assumer la responsabilité d’une intervention, pourtant vitale. Heureusement, un des amis intimes de Lounès Matoub crève l’abcès et lui sauve la vie. Grâce à une jeune femme dont Lounès s’est rapproché, il est évacué en France. L’amie, Sadia, deviendra sa deuxième épouse.
Malgré ses blessures et la séparation avec sa femme Djamila, l’instinct de vie et l’instinct de création se mêlent. Sa longue et souffrante convalescence a donné à Lounès Matoub l’occasion de méditer longtemps sur son destin. De plus, depuis 1988, il a eu le loisir d’approfondir sa connaissance de la musique chaabi. Sur le plan de son sacerdose artistique, il considère qu’il ne peut répéter la même expérience musicale et qu’il doit surprendre ses auditeurs.
Il enregistre un nouveau disque ; un double album. Le premier volume est exclusivement politique : « Regard sur l’histoire d’un pays damné ». Il y relate, parfois sous forme détaillée, parfois sous forme condensée, les événements qui ont façonné le visage d’une Algérie contemporaine, représentée en mère dévoreuse. Un deuxième volume, « Iżri-w », explore les souffrances du poète, quand il ne se projette pas sur l’esprit de la femme aimée pour condamner ses propres méfaits, tels que, selon lui, celle-ci les imagine. Bien qu’une partie du second volume soit constituée de mélodies interprétées par d’autres avant lui, ces deux disques sont devenus des monuments de poésie et de chant kabyles.
Au demeurant, il est soutenu par une équipe de musiciens exceptionnels. Outre le grand percusionniste Rabah Khalfa, à ses côtés, nous retrouvons Hamid Nayati le flûtiste, Mokadem El Ghobrini au violon et le musicien virtuose Allaoua Bahlouli. Les chanteurs-musciens Youcef Abdjaoui et Rachid Mesbahi, ce dernier excellent musicien, apportent leur contribution sur certains titres. Enfin, l’ami intime de Lounès, Fodil, fait une deuxième voix de grande qualité sur la dernière partie chantée de « Regard sur l’histoire d’un pays damné ».

Lounès Matoub avec la chanteuse kabyle Nouara.
Deux années après, Lounès Matoub réalise une nouvelle fois un double disque de qualité exceptionnelle. Le volume politique est marqué par l’assassinat du Président Mohamed Boudiaf et la guerre civile qui se prépare. La voix de la chanteuse Nouara sera un des atouts de ce disque. Le deuxième volume est une suite continue de chefs-d’œuvre.
En mai 1993, le poète et romancier Tahar Djaout est tué par un terroriste et devient la figure emblématique du nouveau disque de Lounès Matoub, « Kenza », du nom de la fille du romancier. Le contexte de guerre des années 90 va conduire le chanteur à s’engager clairement contre le pouvoir et contre ses opposants islamistes. Une nouvelle fois, il va faire face à une expérience d’une dureté extrême, qui mettra en péril son corps et son esprit.

(De g. à d.): la femme de Lounès Sadia, sa mère Aldjia, et sa soeur Malika, manifestant pour réclamer la libération de Lounès Matoub.
Le 24 septembre 1994, alors que son disque en hommage à Tahar Djaout vient d’être édité, un groupe armé se réclamant de l’islam pénètre dans un bar où Lounès Matoub se trouve. Ils le reconnaissent et l’enlèvent. Pendant 15 jours, il sera déplacé dans le maquis, d’une casemate à une autre. Il est condamné à mort par un tribunal islamiste, mais cette sentence ne sera pas exécutée. Grâce à une pression populaire impressionnante, Lounès Matoub est rendu aux siens, épuisé, le 10 Octobre 1994.

Lounès Matoub lors de la remise du Prix de la Mémoire à Paris par Danielle Mitterand, le 6 décembre 1994.
Le 24 novembre 1994, un hommage lui est rendu à l’Unesco, à Paris. Le 6 décembre 1994, il se voit attribuer le « Prix international de la mémoire » en France, décerné par Danielle Mitterrand, qui lui est remis à la prestigieuse Université de la Sorbonne. En dehors d’un palais des Congrès à succès, fait exceptionnel pour un artiste d’Afrique du Nord, Lounès Matoub remplira le Zénith de Paris deux fois dans la même journée, le 28 janvier 1995.
Malgré cette célébration du héros qu’il est devenu, il est affecté au plus profond de lui-même par ses expériences hors-du-commun. Il exprimera cette douleur dans ses œuvres bien sûr, mais aussi dans son autobiographie « Rebelle », paru aux Éditions Stock, en 1995. Cet ouvrage lui ouvrira les portes de la consécration internationale.
Durant cette année 1995, il sera présent à la « marche des rameaux » en Italie, pour l’abolition de la peine de mort. Le 22 mars, au Canada, le Prix de « la liberté d’expression » lui est décerné par l’organisation des journalistes canadiens (SCIJ) et le 19 décembre 1995, il reçoit le « Prix Tahar Djaout ». Il croit voir dans tous ces témoiganges de reconnaissance et dans la reconnaissance médiatique une légitimation de son combat pour la culture amazighe. Les discours, prononcés à ces occasions, attestent la dimension politique et intellectuelle que l’artiste, qui était à l’apogée de son art, avait acquise depuis sa première œuvre au titre prémonitoire de « A Yizem anda tellid ? » (Ô lion où es-tu ?).

Lounès Matoub en concert pour commémorer le 15e anniversaire du Printemps Berbère, le 10 Avril 1995 au stade de Tizi-Ouzou, devant 150,000 spectateurs.
Une telle ascension ne devait pas durer. Après celle de 1985-1986, une nouvelle campagne de diffamation et de dénigrement visant à détruire Lounès Matoub commence. Cette fois, il s’agit de semer le doute sur l’authenticité de son kidnapping en 1994. Plusieurs personnalités très respectées dans le milieu culturel et politique kabyles, à des degrés divers, soutiennent que Lounès Matoub a fait l’objet d’un simulacre d’enlèvement et a sans doute été complice de son enlèvement. Lounès Matoub ne semble pas tout d’abord accorder l’importance que mérite une telle accusation. Il attribue cette attitude à une simple jalousie entre Kabyles. Dans un deuxième temps, lorsque, par exemple, cette rumeur est relayée dans le quotidien français Libération, il en est affecté au point où il ne pense plus qu’à retourner en Kabylie pour montrer, quitte à se faire tuer, à la jeunesse kabyle qu’il n’est pas lâche et qu’il n’a pas trompé leur confiance. Le journal Libération refuse de publier un droit de réponse que le poète souhaite y insérer. La même rumeur est relayée par le quotidien Le Monde. Lounès Matoub se voit alors la cible d’une campagne visant à l’anéantir. Il va solliciter la justice pour faire condamner un de ses accusateurs. Malgré les efforts de Lounès Matoub pour démontrer son innocence et le fait qu’il est une victime et non un imposteur, la rumeur se propage. Bien qu’il dispose d’un enregistrement sonore réalisé par ses geôliers au neuvième jour de sa captivité, il n’utilise pas cet outil. C’est que, par trois fois, il cède, toutefois de façon relative et point déshonorante, à la pression qui s’exerce sur lui. Il a préféré la rumeur infamante à la preuve qui l’innocente, mais rendait compte aussi de sa vulnérabilité durant sa détention.
Alors qu’il ne devait pas chanter au Zénith de Paris, par esprit militant, il accepte d’être la tête d’affiche de la célébration du nouvel an amaziɣ en janvier 1997. Il est convaincu que, compte tenu de la cabale qui le vise la salle sera vide. Il se trompe. La salle est pleine. Il reprend la mesure de l’admiration que son public lui porte. Il chante alors qu’il est atteint de la tuberculose et qu’il doit être hospitalisé à l’issue du concert. Il est en larmes, épuisé, mais, dans la partie durant laquelle il ne chante qu’accompagné de son mandole, il fournit sa meilleure prestation depuis 1995.
Dans les jours qui suivent le Zénith, il perd pratiquement l’usage de la voix, respire avec difficulté. Mais, il écoute beaucoup de musique et, son mandole à portée de main, il compose de nombreux poèmes durant son hospitalisation. Dès sa sortie, il se lance dans l’enregistrement d’un double disque, « Au nom de tous les miens ». Le titre est évidemment inspiré du livre écrit en 1971 par Martin Gray et Max Gallo. Il crée une analogie entre le parcours de Martin Gray et la menace d’extinction civilisationnelle qui pèse sur les Kabyle.
Entouré de ses musiciens, en quelques jours, il achève son travail et offre à son public l’un des meilleurs disques de la musique et de la poésie nord-africaine. Cette œuvre surprend tant par l’originalité des images poétiques, de certains thèmes que par la qualité de ses interprétations et des arrangements. Lounès Matoub a utilisé la qualité du travail réalisé sur cet album pour imposer à ses ennemis une personnalité au-dessus des insultes dont ils l’agonissent.

Lounès Matoub et sa femme, Nadia.
Des problèmes de santé liés à ses blessures de 1988 apparaissent et mettent constamment en danger sa santé. Sa vie personnelle connait un apaisement ; il fait la rencontre de Nadia Brahmi pour qui il a le coup de foudre. Elle sera sa troisième et dernière épouse. Il chante une dernière fois au Zénith, en janvier 1998, salle comble. Il est manifestement fatigué. Toutefois, le lendemain de son concert, il organise un concert payant devant deux cents personnes pour venir en aide à Mehdi Siam, le jeune étudiant présent avec lui en octobre 1988. Le jeune homme était atteint d’une maladie qui se révéla incurable. Dès le mois d’avril, il commence l’entregistrement des maquettes de son nouveau disque. En juin, il enregistrera la totalité des voix en une seule nuit. Exténué, il confie le mixage de son œuvre testamenatire à son son amie, la preneuse de son Denise Laborie, avec qui il travaille depuis 1989.
Son combat, Lounès Matoub le mènera avec détermination et loyauté jusqu’au jour fatidique qui marquera à jamais la mémoire collective de tous les hommes et les femmes épris de justice et de liberté.

Couverture du journal Le Parisien, les jours suivant l’assassinat de Lounès Matoub.
Le 25 juin 1998, sur la route qui le conduit chez lui, Lounès Matoub est tué, les armes à la main, par un groupe d’assaillants. L’arme au poing, avec sa femme et ses deux belles-sœurs qui seront mortellement blessées, Lounès Matoub affronta les assaillants. Cette fois, il n’eut pas de sursis.
Aussitôt, des émeutes éclatent dans toute la Kabylie, qui dureront plusieurs semaines et qui, officiellement, feront trois morts et de nombreux blessés. Cet assassinat suscite aussi une émotion vive dans d’autres régions du monde. Jacques Chirac, alors Président de la République française, entre autres, a exprimé sa « profonde tristesse » devant cet assassinat, qu’il avait fermement condamné. D’autres responsables politiques et ministres de plusieurs pays furent conduits à condamner les circonstances dans lesquelles Lounès Matoub fut ravi aux siens.
La colère et l’émotion des Kabyles est à son comble lorsque, en pleines émeutes paraît son dernier album, « Lettre ouverte aux… ». Les attentes du public, malgré ses exigences, étaient en-deçà du talent exceptionnel qui, à chaque texte, à chaque mélodie, éclate. Les Kabyles se montrèrent dignes de ce testament sous forme de chef-d’œuvre posthume en se soulevant en 1998, puis entre 2001 et 2003.
De son vivant, Lounès Matoub était déjà le symbole incontesté de la culture amaziɣ. À la lutte pour cette civilisation, il a associé des revendications extrêmes pour la liberté des femmes, la sécularisation de la société algérienne et la chute de la dictature.